L'ELOGE DES FAILLES

L'imagination matérielle, « cet étonnant besoin de pénétration qui, par-delà les séductions de l'imagination des formes, va penser la matière, rêver la matière, vivre dans la matière ou bien - ce qui revient au même - matérialiser l'imaginaire... La physiologie de l'imagination, plus encore que son anatomie, obéit à la loi des quatre éléments. »

Selon un attrait pour la sensualité des matériaux, les toiles de Pierre Zufferey issues de la série L'Ecume des jours (2011) traduisent sa recherche constante autour de la matière picturale, de la puissance chromatique, de la lumière, de la transparence et de l'énergie gestuelle. Il nous convie à nous laisser happer par ses grands formats tour à tour sombres ou limpides, constellés de concrétions colorées ou ponctués d'aplats apaisés.

Le peintre puise l'essence de son art au contact de la nature. Après de longues heures dans la solitude de son atelier, il éprouve le besoin de se ressourcer en marchant notamment au bord du Rhône, source infinie d'inspiration. En résonance avec la trame de l'univers qui l'entoure, il s'abîme dans ce qui est par principe mouvement vital et tente de restituer la charge et la présence des pulsations naturelles. Le monde est ce que l'on voit, ce que l'on sent, goûte, entend et expérimente sensuellement. La majesté du ciel, le bruit du vent dans les arbres, les fluctuations de l'eau constituent des expériences puissantes et fondamentales qui apaisent le peintre.

Influencé par Nicolas de Staël, Pierre Soulages, Franz Kline, Mark Rothko, Brice Marden, Barnett Newmann, Robert Motherwell, Sean Scully..., Zufferey privilégie l'énergie gestuelle, la souveraineté du noir et l'épure. Tels ceux des calligraphes d'Extrême-Orient, ses traits sont effectués en un souffle. Tout son corps participe à ce déploiement d'énergie canalisée dans la fulgurance du geste. Analogues à des rythmes musicaux, des aplats - nés d'un équilibre subtil entre maîtrise et hasard - surgissent. L'écrasement noir et puissant de la brosse sur la toile révèle le mouvement créateur qui, dans l'instant, engendre et impose la forme inattendue et brute. Sur les surfaces feutrées qui se déploient sous nos yeux, le flux des larges brosses crée des sillages diffus qui communiquent entre eux, ouvrant la voie à des profondeurs insoupçonnées. Si la répétition des gestes vise à générer un rythme, elle pose le caractère unique de chaque élément dans leur succession et leur apparente similitude. L'extrême simplicité des motifs répétés célèbre la richesse inépuisable du réel. Les lignes tendues qui structurent l'espace s'estompent dans la transparence lumineuse et vaporeuse du fond de la toile. Sous « l'épiderme », sous le feuilletage pictural des aplats géométriques juxtaposés, imbriqués les uns dans les autres, les plages de clarté semblent se dilater à l'infini. L'œil éprouve un plaisir sensuel à observer ces strates pigmentaires superposées. Derrière les étendues sombres du premier plan frémissent des tons délicats, irisés, déclinés dans de subtiles gammes sourdes. Entrecoupées parfois de lavages à grande eau, les fines couches picturales s'amalgament successivement pour laisser filtrer la lumière . Exaltées, elles n'en finissent pas de dévoiler leurs secrets : les stries filamenteuses, rainurées , stratifiées, étirées jusqu'à la transparence se situent à la jonction de l'ordre et du désordre, en équilibre constant. Interagissant avec les bords du tableau, les traces œuvrent comme un appel au hors-champ, à l'au-delà de la toile, de même que les polyptiques qui fragmentent les compositions, leur conférant alors un autre souffle.

Pierre Zufferey décline tous les usages possibles du noir, mystérieux, dense et intérieur, dont l'intensité change selon la qualité de la lumière, les dimensions du support, sa forme et sa texture. Suivant la position du regardeur, une ligne claire sur une surface sombre peut s'inverser et se muer en ligne sombre sur une surface claire. Matrice de reflets changeants, le noir associé à une seconde couleur, diluée ou raclée, en souligne l'éclat, produisant comme un effet de vitrail dont il représenterait le cerclage de plomb. La palette réduite aux accords crépusculaires fait vibrer encore davantage la gamme ardente des noirs. Les infinis camaïeux de gris perle, tourterelle, chinchilla, souris, acier, ardoise, anthracite, taupe, flanelle, bistre, bitume, étain, plomb.... s'insinuent pour dépayser autant que pour accentuer les contrastes, les chocs, tout en favorisant la méditation. Des nuées blanches, diaprées, rendues çà et là diaphanes au moyen de frottis, insufflent aux compositions luminosité et fraîcheur. Le temps semble alors suspendu ; seules palpitent les nuances alliant volupté et austérité, quiétude et étourdissement, clarté et obscurité, dépouillement et densité, délicatesse et solennité.

En accord avec cette ambivalence, la mise en abyme par la démultiplication des strates apparaît comme une modalité de la création du peintre. Ces écrans à la fois translucides et opaques offrent une perception parcellaire de l'espace, en l'organisant selon montré et caché, visible et invisible. L'artiste altère ainsi la vision afin d'attirer l'attention sur ce qui se laisse deviner tout en paraissant occulté. Si nous sommes appelés à nous délecter de ce que nous voyons, nous nous inquiétons de ce qui nous échappe. Le chevauchement, la superposition des « voiles », les jeux de transparence participent du secret. Ce dernier se garde, ne se révèle pas. Il appartient à la sphère d'intimité de chacun, qui demeure fermée, et de ce fait, supposant le silence et le mystère, il ne se prête pas à une mise en scène. Relégué derrière le visible, il est appréhendé sans être énoncé explicitement. Dans son universalité, le secret constitue ce que les hommes ont en commun, qu'ils partagent et cherchent à résoudre : D'où vient-on, où va-t-on ? Ces questions d'ordre métaphysique demeurent l'énigme de tout un chacun, dont nul ne détient la clé. « Tous en effet nous sommes mus et émus - physiquement et métaphysiquement - par ce secret qui ne cesse de hanter notre vie et par la nécessité de le mettre à jour : le secret de nos origines. » Plus largement, cette énigme est fondatrice à la fois de l'existence et de l'essence de l'individu . Elle « n'est pas seulement [...] un contenu qu'il y aurait à cacher ou à garder par-devers soi. Autrui est secret parce qu'il est autre. Je suis secret, je suis au secret comme un autre. Une singularité est par essence au secret » . Les peintures de Pierre Zufferey semblent exprimer cette dualité inhérente à la condition humaine : comme dans le psychisme de chaque être, la part enfouie y occupe plus de place que la part visible ou consciente. Selon Jung, l'esprit possède « des strates historiques qui contiennent des produits mentaux archaïques », un réservoir cumulant toutes les traces infraverbales, polysensorielles de nos expériences passées, les strates les plus profondes de notre psyché. C'est pourquoi, dans cette optique, le peintre soutient parfois : « Il m'arrive à la fin d'un travail d'être surpris, de découvrir quelque chose qui fonctionne comme le révélateur de subtiles alchimies intérieures. (...) Ma peinture me dévoile. » Ses gestes traduisent ainsi les mouvements intimes qui affleurent à la surface de sa conscience.

A la fois énigmes visuelles, mirages esthétiques et projections de fantasmes, les œuvres de Pierre Zufferey délivrent un puissant message métaphysique sur la place de l'homme dans l'univers. Entre raffinement et brutalité, structuration et dérèglement, elles activent « des transferts, des passages de limites, des entre-deux : entre raison et folie, dialogue et solitude, [...] entre l'homme et "les autres", entre l'humain et l'animal. Ce ne sont pas des oppositions mais des tresses infinies. [...] Toute œuvre transfère un fantasme – ou un mythe – personnel ou collectif. [...] L'essentiel est le rapport à l'être et aux failles de l'identité que l'art essaie non pas de combler mais d'incarner. »

Julia Hountou,
Historienne d'art