MES TULIPES SE SONT FANÉES DE TANT DE REGRETS

Le poète n’écrit pas

Il soupire

C’est du deuxième couplet d’un poème bien connu de Ronsard que Pierre Zufferey semble ici s’inspirer, dont il décline la triste mélopée, par la grâce de cinq photographies de fleurs – des tulipes en l’occurrence – qui se fanent, s’épuisent et se tordent, avant de s’en finir dans un lit de pénombre éclatante et létale :

Las ! voyez comme en peu d’espace,

Mignonne, elle a dessus la place

Las ! las, ses beautés laissé choir !

Ô vraiment marâtre Nature

Puisqu’une telle fleur ne dure

Que du matin jusques au soir !

A l’instar du sizain de Ronsard, le titre de la série évoque une profonde nostalgie et Pierre Zufferey s’en explique : « Inspiré du cycle végétal et de sa lente transformation, cette suite d’images évoque une fatalité essentielle à la vie, sa finitude. Un bouquet de tulipes, une mélancolique agonie, un effacement poétique ». Le cycle présente effectivement une descente aux enfers, une décrépitude émouvante où les tiges faméliques de la tulipe se plient en deux et se cassent, où la corolle jadis si fière et hautaine de la fleur, dans sa robe blanche ou rouge ou bleue, par son inexorable inflexion et la flétrissure misérable de ses pétales, abdique enfin devant la vie et s’enfonce dans les abysses ébènes de la mort. D’une image l’autre, l’on assiste alors à la lente et irréversible agonie, à l’écroulement de la fleur. De verticale et fière, elle épouse bientôt l’horizontalité d’un gisant. Puis elle se sépare, se désempare et s’éparpille en poussières de pétales, bribes d’étamines, fragments de capsules, friperies de feuilles.

Cette architecture de cabane me rappelle les constructions de fortune que les migrants façonnaient de bric et de broc dans la jungle de Calais, avant et après le passage des forces de l’ordre. Ou alors, si l’on regarde de près la première photographie, par la disposition particulière du réseau de tiges et la callosité des périanthes en forme de mains, la Mort elle-même, squelettique, invasive, effrayante. « Les pétales, écrit encore Pierre Zufferey, se dessinent en arborescence descendante. Écrire la fin d’un règne. C’est une métaphore qui révèle l’impuissance humaine face aux éléments qui l’entourent. »

On ne saurait passer sous silence la beauté hallucinante de ces natures mortes, éclaboussées de lumière et cependant happées par le néant de la nuit noire du fond. Dans un dernier sursaut de coquetterie, pétales et sépales, comme réanimés et rallumés par cette clarté soudaine, donnent le change et ravivent désespérément leur robe d’antan. Puis, définitivement, renoncent, à l’instar de ces feuilles de l’automne dont Charles Ferdinand Ramuz savait si bien décrire la complainte : «  Quand le feuilles tombent, l’une tombe, l’autre suit. Elles se montrent le chemin, elles se disent l’une à l’autre : « Allons-y ! » et se plaignent un peu en touchant la terre qui est froide et noire[1]. »

Christophe Flubacher



[1] Charles Ferdinand Ramuz, « Aline » in Romans, édition publiée sous la direction de Doris Jakubec, Paris, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2005.