DIGITAL INTIMITY
“Si tu m’appelles
Je te réponds”
Christophe Flubacher
Il est des années noires où l‘accumulation des infortunes et des désappointements enlisent le peintre dans le désarroi. Il y a bien entendu 2020 et sa pandémie au cours de laquelle Pierre Zufferey – et avec lui, les artistes en général – ont vu leur travail relégué au rang d’activité subalterne et non indispensable. Le reste suit : galeries fermées, lock-out des musées, acheteurs potentiels ou collectionneurs avides devenus soudainement absents ou alors qui se rétractent, désertification du commerce de l’art, peinture en stand-by, expositions annulées, déplacées ou encore réduites dans le temps.
Cette année 2020 pourtant, Pierre Zufferey s’est accroché, a multiplié les projets, s’entêtant et continuant de peindre dans le huis clos de son atelier, en un dialogue serré avec lui-même, au rythme de la musique omniprésente, sous le regard fauve et serein de son chat Albert qui pérégrine à pas feutrés, du fauteuil au tapis, et du tapis à l’écuelle.
Trois épreuves, l’une d’ordre familial, la deuxième d’ordre professionnel et la dernière survenue au sein de la sphère intime l’avaient déjà, deux ans plutôt, laissés sur le carreau et plongé aux limites de la dépression. Son père tout d’abord, avec qui tout échange verbal était devenu impossible. Il avait fallu se résoudre à le conduire dans un EMS ; la fresque immense ensuite qu’il venait de terminer, à dessein de l’exposer à la Fondation Pierre Arnaud[1], dans le cadre d’une exposition collective d’artistes valaisans contemporains. Peu de temps avant le vernissage, il recevait un courriel laconique lui signifiant la fermeture définitive du centre d’art lensois. Enfin, sa compagne d’alors mettait abruptement fin à leur liaison amoureuse.
Trois épreuves dont on est en droit de penser qu’elles vous fracassent. Trois épreuves qui s’articulent toutes autour d’une rupture de la communication : rupture du langage, rupture de la confiance et rupture tout court. Là encore, Pierre Zufferey se relève et demande à sa peinture de sédimenter sur la toile ces expériences douloureuses. Il exécute trois tableaux pamphlétaires qui dénoncent nos rapports intersubjectifs, par la médiation de l’Internet, du courriel, de l’électronique et de la carte à puce. La communication contemporaine n’est plus directe, elle passe par des intermédiaires, elle transite par des nuages tarifés, elle s’embourbe dans les réseaux sociaux où l’anonymat, la distance et le pseudonyme encouragent la délation, plébiscitent la calomnie et favorisent la logorrhée. L’intimité est digitale, mais les doigts, loin d’effleurer la peau de l’être aimé, pianotent, raccourcissent, appauvrissent, réduisent et ramènent le cortège foisonnant des mots à de pauvres signes que destinateur et destinataire se renvoient comme autant de balles de pingpong.
Déjà, aux premiers temps du SIDA, les relations humaines s’étaient profondément distendues. Véritable métaphore de ces temps apeurés, le sitcom “Hélène et les garçons[2]” exhibait des adolescents enfermés dans leur lycée, transitant de la chambre d’étudiants à la cafétéria et de la cafétéria au local de musique. On se bécotait encore, mais ça n’allait pas plus loin. “Hélène et les garçons », c’était “Hélène et les préservatifs”. Aujourd’hui, on ne s’embrasse même plus, on ne se touche plus et la pandémie n’en est pas seule responsable. Avez-vous déjà tenté d’aborder une personne dans la rue ? Vous devez tout d’abord lui toucher l’épaule, car elle ne vous entend ni ne vous voit. Elle sursaute alors, puis met son téléphone portable sur pause et enlève enfin ses écouteurs. Le dialogue, pauvre parenthèse, entre deux solitudes, peut avoir lieu, les écouteurs reprendront tantôt leur place d’avant. « Communication breakdown ![3] », hurlait Led Zeppelin il y a cinquante ans déjà et nous n’avons rien fait, semble nous dire Pierre Zufferey.