NUIT INTIME

“Attendre la nuit

Pour que tout soit plus clair”

Christophe Flubacher

Lorsqu’au commencement Dieu ordonna que la lumière soit, il engendra, à son corps défendant peut-être, le manichéisme. Les Hommes comprirent que la lumière était bonne et que si Dieu l’avait ordonnée, c’était pour combattre son antithèse, la nuit. De fait, il affubla cette dernière de tous nos maux, de toutes nos peurs et, avec elle l’ombre qui est l’antichambre des ténèbres, et le sommeil, qui est l’antichambre de la mort. Aujourd’hui, dès lors que notre société urbaine s’est efforcée de vaincre l’obscurité, en la chassant à grands coups d’éclairages et de néons, ne sommes-nous pas devenus nostalgiques de l’opacité complète et du crêpe noir qu’elle jette à la surface de l’horizon, libérant ainsi tout entier le règne supérieur des étoiles ? La nuit complice n’a-t-elle pas sanctuarisé nos premières amours ? Et n’avons-nous pas consacré notre adolescence à lutter contre le sommeil pour apercevoir enfin, tout au bout de la nuit, les premières pâleurs de l’aube ? L’un des plus beaux tableaux de Caspar David Friedrich n’évoque-t-il pas deux hommes contemplant la lune[1] ? Les “Nocturnes” de Chopin ne prennent-ils pas place au panthéon de la musique romantique ? Que seraient Edgar Allan Poe et Johann Füssli sans la nuit, son ombre épaisse et enveloppante que seuls troublent chimères et assassins ? Et la forêt, sans le cortège hululant, coassant, sifflant, grognant et bourdonnant des noctambules en chasse, kinkajous, crapauds buffles, chiroptères et autres scarabées ? Et, enfin, qu’adviendrait-il de ces vers acrostiches qu’Apollinaire écrivait à Lou : 

“La nuit descend

On y pressent

Un long un long destin de sang[2],

que seraient-ils donc ces vers ineffables et terribles, sans la Veuve noire forant les tranchées où s’apeurent transis les poilus de la Grande Guerre ?

On l’aura compris, la nuit est un terreau fertile pour les artistes et l’alliée intime de ce peintre. Car, pour Pierre Zufferey, la nuit désarticule le monde visible, brouille les pistes, consomme la dissolution des habitudes perceptives, ouvre la voie errante des possibles. Surtout, elle clôt l’œil physique et ouvre celui de l’esprit. D’ailleurs, si l’on en croit Victor Hugo, l’Homme n’a que le choix du noir : s’il ne médite pas, il vit dans l’aveuglement et s’il médite, il vit dans l’obscurité. Pour l’essayiste Corinne Bayle, ce choix unique consomme paradoxalement le salut des hommes, puisqu’il est « une possibilité de voir advenir une épiphanie nocturne, d’autres images, d’autres mondes peut-être[3]. » Or c’est précisément à grands coups de pinceau que Pierre Zufferey s’attelle à d’autres images, d’autres mondes. Il opacifie la toile, sans l’unir jamais, ni lui allouer la même valeur. Tantôt la toile, couleur crème, transpire et sourd à la surface, tantôt des trous de lumière voient le jour, déclinant des gris ciel, des rouge rouille et des mandorles jaune pâle. Le noir se démultiplie en ondes claires ou sombres, compactes ou dispersées et parfois même, en ton sur ton, devine-t-on un cerne plus noir sur un fond moins noir, aux allures d’arbres calcinés, levant aux fumerolles du ciel leurs bras faméliques. 

Un tableau retient mon attention, capture mes émotions, concentre ma passion, c’est Vague de nuit. Comment le décrire, sinon en commençant par dire que ce tableau est d’abord une affaire de bruit qu’on voudrait restituer sur la toile. Ou plutôt la quête picturale d’un frémissement. Celui de l’eau qui se met à bouillir ; du poisson qu’on immerge dans de l’huile bouillante ; du froufrou soyeux d’une robe glissant entre deux chaises, ou alors celui du crépitement d’un œuf en train de frire, du feutre capitonné de la neige fraîche sous la semelle du randonneur, ou encore du vent d’été qui frissonne dans les blés mûrs. Un son qui fait « Chchchchch ! », un son qui fait « Fffffffff ! », un chuintement après lequel le peintre Pierre Zufferey a longtemps couru, qu’il est allé recueillir auprès des grands anciens et qu’il a finalement trouvé auprès de Gustave Courbet : le friselis de l’écume. L’écume d’une vague paisible de la mer, parvenue en bout de course, qui s’exténue contre le rivage sablonneux, tombe sur elle-même et reflue, découvrant la frise blanche de sa crête moussue, dans un frissonnement de dentelle à nul autre pareil. Un son qu’en son temps Jules Supervielle avait su si bien dire : « La mer entend un bruit merveilleux et ignore en être la cause ». 

La vague et son auréole blanche, que l’artiste a saisie nuitamment pour que rien d’autre ne nous en détourne, cet éclat de lumière vive dans le noir ébène, constituait l’affiche de l’exposition inaugurale de la Galerie Hoffmann de Saint-Tropez, durant l’été 2020.



[1] Caspar David Friedrich (1774-1840), “Deux hommes contemplant la lune”, 1819-1820, huile sur toile, 33 x 44,5 cm, Galerie Neue Meister, Dresde.
[2] Guillaume Apollinaire (1880-1918), “Poèmes à Lou” (Genève, Pierre Cailler, 1955).
[3] Corinne Bayle, “Pourquoi la nuit ?” in La nuit dans la littérature européenne du XIXème siècle, Société des Études romantiques & dix-neuvièmistes, 2018.