NUÉES
“Une nuée d’étourneaux
Paradent pour un seul moineau[1]”
Christophe Flubacher
On s’extasie volontiers devant l’essaim des étourneaux sansonnets quand, le soir venu, les voilà qui s’en retournent nicher dans les arbres alentour, non sans décrire mille arabesques dans le ciel, semblables à ces bancs de poissons qui dans l’eau évitent la prédation, par la grâce d’une chorégraphie aussi stupéfiante que majestueuse. On s’extasierait moins, s’agissant de la circonvolution d’une nuée de criquets ou de la reptation sur la neige de millions de rats affamés, vus depuis la tour fortifiée d’une cité médiévale, un soir de Noël, au temps du “Joueur de flûte de Hamelin[2]”.
Ces Nuées – peu importe lesquelles au demeurant – qui s’étirent, puis interrompent soudainement leur trajectoire, plongent d’un seul tenant vers le bas et remontent tout aussi brutalement dans les hauteurs ou à la surface, qui obliquent tantôt à gauche, en ondes souples, tantôt fondent vers la droite, en élégants froissements de l’air ou de l’eau, ces nuées, les éthologues les identifient et les rangent sous un même dénominateur, le comportement grégaire. Pour Pierre Zufferey, par-delà la réunion du ciel et de la mer, on évoquera plus volontiers la chorégraphie de la vie et sa volatile “murmuration”, le va-et-vient des bêtes et des hommes dans leur pérégrination quotidienne, ou encore la migration dramatique de réfugiés démunis et hagards, dont les chaussures, abandonnées par la mer, sur les plages de Lampedusa, ou perdues le long des chemins de misère, trahissent l’errance douloureuse, au mitan de terres inconnues ou inhospitalières. Dans une perspective plus personnelle enfin, ces nuées exalteront chez Pierre Zufferey le souvenir juvénile de la transhumance en Valais des troupeaux et du mulet, au temps de son grand-père qui, d’année en année, quittait Muraz et la plaine du Rhône, pour s’en aller gagner le ciel de St-Luc, dans le Val d’Anniviers.
Usant du triptyque et du polyptique à quatre, six, huit, dix, voire même treize panneaux, et, ceci, à dessein d’exprimer le mieux, dans une perspective plus générale, la réunion de ce qui fut séparé, Pierre Zufferey étire la nuée de ses petits points d’une pièce à l’autre. L’œuvre devient alors fresque, retable, chant de la Terre, allégorie de l’humaine condition, nature auréolée d’infinis azuréens et de ténébreux abymes. Il est stupéfiant de constater qu’avec cette unité graphique élémentaire, cette brique primitive de la matière picturale ou, pour tout dire, cet état zéro de la peinture qu’est le point, Pierre Zufferey, dans un va-et-vient continu, transbahute le regard de l’abstraction à la figuration, de Georges Seurat[3] à Jackson Pollock[4], de la typographie à la représentation, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, de l’errance dramatique des migrants sur la Terre à la migration majestueuse des volatiles dans le Ciel.