ÉCLAIRCIE
“Mettre du bleu dans du vert
Et tout devient azur”
Christophe Flubacher
L’Embellie, étudiée précédemment, ressortit à une petite trouée du ciel au sein d’un chaos de tempêtes. L’Éclaircie va plus avant. Elle étend ses mains, comme le Christ sur les eaux du lac de Tibériade, elle apaise les vents, dompte la mer, restaure la sérénité dans l’azur, au mitan duquel se vaporisent peu à peu les nuages qui s’éloignent en agitant leur mouchoir de dentelles.
Un premier ensemble de toiles à dominante gris-bleu voit ici le jour, libellé sobrement Éclaircie, dont l’architecture se structure en bandes perméables et inégales, aux tons brun-noir à la base, qui vont s’éclaircissant vers le bleu, voire même le blanc crème de la toile réservée au centre, avant d’évoluer vers le gris-bleu, puis le gris, quand elles ne vont pas jusqu’à recouvrer la couleur noire. Parmi ces toiles, en point d’orgue, est un diptyque posé verticalement, où la géométrie est reine parce que l’éclaircie est venue mettre de l’ordre dans la couleur, où chaque bande conserve une valeur tonale uniforme, où les strates se répondent rigoureusement, générant une véritable et formidable symétrie.
Un deuxième ensemble se caractérise par l’adjonction au titre d’un référent visuel précis : Éclaircie sur la lagune, Éclair désert, Montagne marine, Houle & embruns, Caire & Beyrouth. L’invitation est claire et nous rappelle ce fondamental de la peinture de Pierre Zufferey dont le socle de peinture abstraite tisse continuellement des fils intentionnels avec le concret, par la grâce desquels son art rallie le monde, s’ouvre à la figuration, se greffe à notre vécu et se plie à nos désirs perceptifs. De fait, l’esthétique de Pierre Zufferey est avant toute chose une belle et généreuse donation. Cette vérité, qui vaut aussi pour le premier ensemble d’œuvres décrites ci-dessus, nous octroie un droit jubilatoire, celui de percevoir une terre qui se démêle encore incomplètement de la mer, un ciel encore chahuté, un horizon lointain qui se devine, des choses qui sont en haut et des choses qui sont en bas, une cohérence enfin par quoi nous nous approprions une œuvre d’art et nous familiarisons avec elle. Il suffit à Pierre Zufferey d’esquisser une bande beige traversant la toile dans sa largeur, tantôt fine et longiligne, tantôt relevée et boursouflée, pour que s’entrouvrent les portes du désert et son cortège de dunes au pied desquels se meurt l’océan. La plage bleue d’Éclair désert perd aussitôt sa verticalité. C’est une mer étale que domine au-dessus un ciel immense couleur de sable.
Une lecture tout aussi jubilatoire devient possible avec Éclaircie sur la lagune. A l’instar des villageois de La Grande peur dans la montagne de Ramuz[1], qui retracent après coup le chemin parcouru par Victorine pour gagner nuitamment et clandestinement le pâturage de Sasseneire ; à l’instar de ces villageois qui sont à même de décrire comment Victorine s’est perdue, puis comment elle est tombée et enfin comment elle s’est tuée, l’on peut imaginer Pierre Zufferey, sous un ciel chiffonné, voguant sur un bateau, depuis la Piazzetta San Marco en direction du Lido qu’on devine au loin. Il vient juste de dépasser San Giorgio Maggiore et il entre maintenant dans la lagune, après avoir traversé le Canale di San Marco. Toutes les six heures, la marée pénètre à trois endroits dans la lagune et en ressort deux à trois heures plus tard. Le mélange des eaux salées avec l’eau douce, acheminée par les fleuves continentaux, donne à la lagune son apparence saumâtre que Pierre Zufferey traduit ici par un savant mélange de teintes froides. Sublime, le tableau décrit alors un paysage entre eau de mer et eau douce, entre terre et ciel, lumière et ombre, journée ou crépuscule, peinte en hiver ou pas, dans l’indétermination du temps, de l’heure et des saisons. Nous frappe particulièrement la pâleur froide des couleurs qui confère à l’ensemble de la composition sa vertu mélancolique. De même que l’eau imprègne la toile, la lagune s’imprègne de tristesse et d’un sentiment de solitude immense, douce comme un soupir. Nous revient alors en mémoire un couplet sublime et déchirant, extrait de la troisième mélodie des Nuits d’été de Berlioz, Sur les lagunes. Pleurant l’être aimé trop tôt disparu, le poète chante sa plainte : « Que mon sort est amer ! Ah ! sans amour, s’en aller sur la mer ![2] » Bouleversante par sa sobriété, la lagune de Pierre Zufferey nous livre Venise dans son plus simple appareil, un ensemble trois-pièces où se marient la fragilité des terres insulaires, l’immensité d’un ciel toujours incertain et enfin l’eau, la lagune et la mer, la lagune fécondée par la mer.
On aime tout autant, dans Montagne marine, le froid miroitement de la montagne bleu de Prusse sur les eaux calmes d’un lac, qu’une atmosphère böcklinienne vient transfigurer en la chargeant de sombre mystère. De même, le dernier ensemble séduit-il par sa dominante verte, vert chlorophylle, vert mousse, vert algue, verte nature enfin tapissant Les berges et dévoilant son étonnante diversité, entre herbacées et mégaphoribiaies, plantes aquatiques et végétation rivulaire. Mais on peut tout aussi bien y voir la lagune déposant ses algues invasives le long des quais de la Sérénissime, ou encore une falaise, colonisée par le lichen, qui tombe dans la mer dont les vagues sans cesse recommencées érodent inexorablement l’assise. Et, enfin, comme une invitation à lever les yeux au ciel de la Laponie, dans le grand Nord froidureux, Pierre Zufferey nous élève au-dessus des Hommes, au-dessus de tout, à la rencontre du soleil et de son rayonnement, qui s’en vient frictionner l’atmosphère et produire un inestimable festin d’aurores boréales.