SALINES

Au loin la mer

Est un plateau d’argent

Je me souviens qu’enfant les vacances d’été se déroulaient chaque année dans les Cévennes, région d’Anduze. De là, mes parents perpétuaient immuablement les mêmes escapades, dans la 404 familiale où nous prenions place tous les six. C’était un jour à Florac, dans le causse Méjean où ne vivent que les moutons, où ne poussent que les chardons ; puis un jour à Carnon, au bord de la Méditerranée. On traversait la commune de Putois, dont la distillerie de roses, selon qu’elle exhalait ses flaveurs en amont ou en aval, indiquait la direction des vents ; puis un jour à Mialet, au Musée du Désert, dédié aux Huguenots persécutés sous le règne de Louis XIV ; un autre jour à Lanuéjols célèbre pour son miel de lavande ; et encore un autre jour à Quissac, pour se baigner dans le Vidourle dont les trous profonds, appelés fontaines, étaient parfois hantés de couleuvres, excellentes nageuses ; et enfin, et surtout, un jour à Arles pour gagner Port-Saint-Louis, à l’embouchure du Grand-Rhône qu’on franchissait sur le Bac du Barcarin à Salin de Giraud. De là, au cœur de la Réserve Naturelle Nationale de Camargue, nous contournions l’Étang de la Dame, l’Étang de Vaccarès, puis l’Étang de l’Impérial, avant de redescendre vers Saintes-Maries-de-la-Mer, d’où nous remontions encore pour traverser le Petit-Rhône à bord du Bac du Sauvage. Le périple s’achevait au Grau du Roi, puis à Aigues-Mortes où nous nous recueillions pieusement dans la prison pour femmes de la Tour de Constance. Marie Durand, héroïne de la résistance huguenote, refusant d’abdiquer sa foi protestante, y était restée enfermée 38 ans. Arles, Port-Saint-Louis, Le Grau du Roi via les Saintes-Maries-de-la-Mer, la Camargue ! Avec ses paysages, ses chevaux, son histoire, sa beauté, la mer à l’horizon, la Camargue que magnifie ici à sa manière Pierre Zufferey.

Loin de la carte postale, en dehors de toute représentation classique d’un gardian à cheval crinière au vent, d’une fière gitane venue prier Sainte Sara la Noire, Sainte Marie Jacobé et Sainte Marie Salomé, ou encore d’un saunier, chemise échancrée, attelé à la récolte du gâteau de sel obtenu après cristallisation de la saumure, Pierre Zufferey reste fidèle à l’abstraction et nous restitue la matrice originelle de ce paysage mythique : une mer étale, des dunes de sel au loin, un ciel transfiguré, fait d’aube et de crépuscule tout à la fois, des marais salant rouge sang ou rouille orangée, par l’action de la Dunaliella Salina, cette algue microscopique dont se nourrissent les crevettes, lesquelles mangées à leur tour, confèrent leur robe rose aux flamands leurs prédateurs.

La Camargue, ce pays de l’odeur de l’eau, où de fragiles passerelles de sable se risquent entre les marais, les étangs et la mer, Pierre Zufferey l’a mise à nu, comme au premier jour de la création, quand la terre et la mer se démêlent encore incomplètement, quand le haut et le bas, le sol et le ciel peinent encore à trouver leurs marques, que l’Homme enfin tarde à y affirmer sa présence. Ce sont en effet des surfaces où la couleur cherche encore à se fixer, et que de frêles armatures en sous-main s’efforcent d’ordonner. Ces sont des zones où la toile laissée en jachère attend son heure, où le premier soleil darde un rayon frisquet à travers les limbes grises. Pierre Zufferey peint un paysage en gestation, qui s’agrège et s’enfante sur la toile. Nous l’avons dit à maintes reprises, il est le peintre des naissances et des commencements, qui depuis toujours, semble-t-il, noue un pacte d’amour avec la mer d’où tout procède et dont la labilité intrinsèque favorise toutes les genèses. Il ne pouvait dès lors qu’aimer la Camargue, métaphore par excellence de l’entrelacs du liquide et du solide, de la terre et de l’eau, du sel et de l’eau douce.

Christophe Flubacher