ENTRE TES LIGNES

 

L’intrusive entre

Sans prévenir

Lire ou voir entre les lignes, c’est deviner la véritable orientation d’un texte ou d’une image qui n’y est pas formulée ni montrée explicitement. Ainsi ce petit garçon à qui sa mère raconte l’histoire d’un enfant qui vient de déménager et qui s’ennuie : « Pourquoi s’ennuie-t-il, lui demande-t-elle ? ». L’enfant répond : « Il n’a plus d’amis[1] ». Le texte ne le disait pas, le garçon avait lu entre les lignes. De même, dans « Les Visiteurs du soir » de Marcel Carné, sorti en 1942 durant l’Occupation, chacun comprend entre les lignes que, sous l’apparence d’un film médiéval et fantastique, le Diable incarne les Allemands, le baron Hugues, le Maréchal, et les deux amants statufiés dont le cœur continue de battre, la Résistance.

Entre les lignes, ferroviaires celles-ci, les passages à niveaux français d’autrefois nous rappelaient solennellement qu’un train pouvait en cacher un autre. Entre les lignes, Rabelais nous exhortait à chercher la substantifique moelle qui sourd de ses pages et confère à l’apparente beuverie, à l’immédiate pitrerie et à la farce gargantuesque, un goût plus subtil et une philosophie cachée, par où se révèlent bientôt « de très hauts arcanes et d’horrifiques mystères ». Entre les lignes, et même dans chaque interstice apparent entre les mots d’une page imprimée, Salvador Dali composait une représentation de l’immémorial Hercule et de la célèbre Gradiva du Musée Chiaramonti de Rome. Entre les lignes enfin, Paul Klee procédait à une réinitialisation de notre champ de vision. Il nous apprenait à rendre visible – “Sichtbarmachen” – ce que dissimule l’immédiate lecture des choses quotidiennes. La banalité se parait alors d’or pur.

C’est parce qu’il a été fasciné par les maculatures et les coulures qui pleuvent le long des murs où il accroche ses toiles, que Pierre Zufferey a initié une nouvelle série intitulée “Entre les lignes”. Le reliquat de son travail quotidien, les traces du passage répété du pinceau sur la toile, qu’on laisse volontiers s’épuiser hors cadre et s’oublier hors champ, ces empreintes traditionnellement laissées pour compte, formant un réseau coloré de verticales plus ou moins denses, voilà qu’elles accèdent pour une fois à la lumière. C’est une chrysalide, ou si l’on veut, une bergère devenue reine par la volonté d’un roi novateur, dans une opération d’inversion des valeurs où ce qui fut périphérique devient centrique. Pierre Zufferey fait couler la peinture de haut en bas, il crée des zones réservées à l’aide de rubans adhésifs, joue sur les tonalités, les complicités colorées, pour obtenir un formidable réseau de lignes, à l’épaisseur et à la consistance variables, mais toutes habitées de cohérence chromatique : douceur ineffable des gris-bleu, des roses et des rouilles, opalescence de la toile en réserve, beauté du rouge feu, des verts de marécage et de roseaux. Harmonie générale. 

L’artiste compense par ailleurs la verticalité des lignes au moyen d’un fin réseau de segments horizontaux formant ici ou là des croisillons si convaincants que, pour un peu, le visiteur s’imagine en présence d’une fenêtre qu’ornerait une tenture de dentelles, un rideau presque translucide, laissant deviner tout au fond l’ébauche d’un paysage. Or cette illusion est essentielle qui donne son épaisseur au tableau, génère des plans, une profondeur, un champ d’interprétations possibles à l’imaginaire et aux émotions. Ainsi, entre les lignes, écrit Pierre Zufferey, « j’entends tes yeux sourire, je sens tes couloirs s’ouvrir, je vois tes mains caresser, j’écoute tes lèvres épier, je croise ton sein contempler, je croque ta fleur effleurer, je jouis ta peau épanouir, j’envisage ta nuit posséder ».

Voir entre les lignes… Ne serait-ce pas le fondamental de toute exégèse artistique ? Deviner sous l’innocente “Célébration de la Naissance” de Jan Steen[2], la satire du mari cocu ; sous l’apparente banalité d’une partie de cartes signée Georges de la Tour, la parabole de l’enfant prodigue[3] ; et entre les lignes de Pierre Zufferey, le talent toujours innovant d’un artiste qui ne cesse de nous étonner par la variété foisonnante de sa peinture.

Christophe Flubacher



[1] Marie-Ève B Gaudin, Aider son enfant à lire entre les lignes in naitreetgrandir.com
[2] Jan Steen (1625-1679), La célébration de la naissance, 1664, huile sur toile, 89 x 109 cm, Wallace Collection, Londres.
[3] Georges de La Tour (1593-1652), Le tricheur à l’as de carreau, 1636-1638, huile sur toile, 106 x 146 cm, Paris, Musée du Louvre.