HERBES FOLLES
“Tes fougères s’affolent”
Christophe Flubacher
Est-il envisageable aujourd’hui de visiter Harfleur[1] sans évoquer Victor Hugo ? De contempler le brouillard auroral sans penser à Turner[2] ? D’éprouver la rudesse hivernale, sans trembler avec Vivaldi « dans la neige étincelante, au souffle rude d’un vent terrible […] et, dans l’excessive froidure, claquer des dents[3] » ? La nature imite l’art, écrivait Oscar Wilde[4], et il est vrai, ajoute Jacques Lacarrière[5], que nous ne regardons plus un champ de coquelicots baignés par le soleil, sans penser à Manet. La nature, sous le filtre de l’art, se voit ainsi culturalisée, auréolée d’épithètes, embellie de références littéraires, musicales et picturales où se bousculent des artistes de tous temps et de tous lieux, à commencer, dans notre cas, par les peintres. Désormais en effet, nous devons à Hodler[6] le privilège de contempler, extatiques, la montagne ; à Cézanne[7], un pré-monde provençal où il n’y aurait pas encore d’Hommes ; à Vallotton, le soir descendant sur Honfleur[8] ; à Wyeth[9] le silence des campagnes désolées de l’Amérique profonde ; à de Pury[10], les eaux vertes de la lagune vénitienne sur laquelle glisserait une barque et son aréopage de jeunes filles à l’innocente et juvénile beauté.
L’originalité de Pierre Zufferey est de coucher la nature elle-même sous la presse du graveur et d’imprimer sur le support encré l’empreinte même de la nature, sous forme de graminées, de roseaux ou d’herbes folles. De sorte que l’artiste bannit ici les frontières, fusionne l’art et la nature au point que nous dirions presque, en détournant Descartes et Spinoza, que chez lui, ars sive natura[11] ou encore, pour le dire autrement, que nous ne regardons plus une œuvre de cette série, sans évoquer l’herbacée ou la roselière. Car ce sont ces dernières en effet que Zufferey passe sous le rouleau.
A cette pratique, à laquelle Pierre Zufferey nous avait déjà initiés il y a quatre ans, s’en ajoute une nouvelle. Une neuve invention née de la surprise causée par l’empreinte que laissent les herbes folles non plus sur le papier, mais sur le poussoir de protection, appelé aussi lange d’impression ou encore plaque de feutre pour la presse. Le résultat est saisissant. On devine des ombres, des ersatz ou reliquats de choses aujourd’hui disparues, des signatures testamentaires, comme la silhouette détourée au Japon par la déflagration atomique, ou encore la multiplication virale d’un bacille inconnu. Devenues soudain polymorphes voire même xénomorphes, les herbes folles se dédoublent et usurpent des identités insoupçonnées. De points, touches, taches au départ, elles empruntent tour à tour la trace laissée sur le sable par le pied d’un baigneur, la locomotion furtive du lapin arctique dans la neige, l’essaim microscopique de paramécies en quête de bactéries, la course éperdue des spermatozoïdes, la migration vue du ciel des élans du Canada, ou encore les pluies torrentielles d’un hiver trop doux, captés par l’écho-radar d’une quelconque station météorologique.