ENTRETIEN

Pierre Zufferey, qui êtes-vous ? 

Je suis un homme au service de la beauté qui m’entoure. La peinture est un moyen de la célébrer, c’est à travers elle que je m’épanouis. Ma vie est devenue inconcevable sans elle, c’est une habitation, mon alter ego. 

 

Le souvenir d’une première image ? 

Mes premières images sont clairement des images de mer. Je devais avoir 7 ans la première fois que je l’ai vue. Nous étions allés en Camargue et j’ai le souvenir d’un voyage bordé de champs de blés et de lavandes, de marais et de chevaux avant de découvrir la mer, cette ligne d’horizon, cette surface plate et monocorde qui m’habite depuis cet instant.

La Bretagne et la Normandie ont été une révélation aussi. J’avais dix ans et l’océan était déchaîné. Avec une énergie inouïe, les vagues s’abattaient contre les falaises escarpées jusqu’aux longues plages immenses qui bordent le littoral. Cette force de la nature a nourri mes peintures. 

 

Quels sont vos liens aujourd’hui avec la nature ? 

Ils sont essentiels. C’est un rapport fusionnel, un regard amoureux. J’observe la terre, l’herbe, le ciel, les nuages, l’eau des rivières… Je suis sensible à un oiseau qui chante sur le haut d’une branche. La nature influence constamment mon travail. Je m’approprie l’image et je la réinterprète. 

 

Comment est venue la nécessité de peindre ? 

Chez un ami, j’ai découvert un livre sur Jackson Pollock1, je le lui ai emprunté. Comme lui, j’ai commencé à gicler la peinture sur le papier. Au début, c’était un jeu. J’avais 18 ans, j’étais libre, je m’amusais à prendre les couleurs avec mes mains, à les appliquer ou les jeter sur la toile, me salir, comme un enfant. C’était délicieux, une véritable découverte. Je n’essayais pas de faire beau, simplement de m’amuser, de jouer sans me préoccuper de rien d’autre. Et je m’entendais déjà dire : «au lieu d’aller regarder la télé, va peindre». Aujourd’hui la peinture est devenue une alliée d’aventures.

 

Les rencontres ont-elles été déterminantes ?

Les rencontres ont été des moteurs de création, je leur dois beaucoup. A 21 ans, je réalisais déjà des grands formats. Une femme a découvert l’une de mes toiles, trouvant qu’elle ressemblait au travail de son mari, Oskar Rütsche2. Le lendemain déjà, je rencontrais le peintre qui m’a immédiatement encouragé à commander du matériel professionnel. Il m’a offert de précieux conseils. Il suivait de près mon travail et m’a incité à exposer. Il me partageait des livres que je ne pouvais consulter que chez lui. J’ai découvert ainsi Iseli3, Falk4, Rothko5, Soulage6, Koenig7, Rauschenberg8…  Depuis notre première rencontre jusqu’à ce jour, nous entretenons une profonde amitié artistique et nous parlons intimement de peinture à chaque rendez-vous. 

1                Jackson Pollock, peintre américain (1912-1956).           

2                Oskar Rütsche, peintre et graveur suisse, 1927.

3                Rolf Iseli, peintre graveur suisse, 1934.

4                Robert Falk, peintre russe (1886-1958).

5                Mark Rothko, peintre américain (1903-1970).

6                Pierre Soulage, peintre et graveur français, 1919.

7                John-Franklin Koenig, peintre américain (1924-2008).

8                Robert Milton Ernest Rauschenberg, artiste plasticien américain (1925-2008). 

 

La rencontre avec André Raboud a été marquante aussi… 

J’avais 26 ans et ça a été un coup de foudre. On s’est tout de suite compris, on s’est tout de suite apprécié. J’ai rencontré André Raboud1 au cours d’une exposition collective de VISARTE. Il m’a dit : «si tu veux faire de la peinture, tu ne dois faire que de la peinture». Nous avons exposé à plusieurs reprises ensemble, au Brésil, à Genève, à la fondation Pierre Gianadda et dernièrement à St-Tropez. J’ai eu beaucoup de chance de le rencontrer. Je l’ai écouté, il m’a guidé et soutenu dès le début, notre amitié est filiale et artistique. 

On pourrait ajouter encore Edouard Faro ? 

Un peu plus tard j’ai rencontré Edouard Faro2, un sculpteur sur bois. Nous nous sommes liés d’amitié et aujourd’hui encore nous partageonsde longues soirées gourmandes où le vin et les mots coulent à flot. C’est un homme mystérieux comme la nuit, sauvage et fort comme le cèdre. Il m’aide à devenir meilleur. 

 

Il y a comme une part de mystère dans la fabrication de vos œuvres ?

Une part de mystère et d’éléments non maîtrisés. Je me prête un autre regard, pour me surprendre. J’emprunte d’autres chemins pour ne pas m’enfermer dans mes carcans. Il faut sortir de ce qu’on sait faire. Se mettre en danger, rechercher des nouvelles sensations. Et quand elles arrivent, plus rien ne m’arrête. Ce sont des moments de fulgurances. Après 30 ans de métier, je suis toujours aussi surpris de ce qui s’offre à moi. Il faut être prêt à saisir cet instant, quand il se présente, c’est une grande joie qui me remplit de sérénité. Quand je reprends mes pinceaux, je travaille plusieurs toiles en même temps, je me laisse guider jusqu’à l’émergence d’une forme, d’une idée, d’une lumière ou d’une couleur dominante, omniprésente. Je crée en grande liberté, sans croquis.  

 

Dans votre atelier, beaucoup de tableaux reposent dos au mur. Pourquoi ? 

S’ils reposent face dos au mur c’est pour ne pas me déconcentrer. Je retourne les toiles au fur et à mesure pour les inscrire dans la série dans laquelle elles vont cohabiter. Dans l’atelier, je suis toujours entouré de différents formats en cours. Je travaille plusieurs toiles en même temps allant de l’une à l’autre et lorsque l’une d’elles me capte, je retourne toutes les autres pour me concentrer uniquement sur celle-ci. Elles sont en attente mais finiront par la suite à se mettre en écho avec toute la série. 

Finalement, pourquoi travailler toujours en série ?

Je travaille en série pour aller au plus profond d’un thème, pour l’explorer au maximum. Avec plusieurs toiles je pousse mes réflexions dans ses retranchements, j’en fait le tour et je dessine mieux ses contours. 

Peindre c’est un corps à corps avec la matière ?

Avec les grands formats mon corps participe à l’œuvre, à en oublier même parfois de respirer. C’est une chorégraphie, il n’y plus rien autour, juste la musique qui donne le rythme. C’est un peu comme une histoire d’amour, avec ses multiples facettes. A l’époque, j’aurais pu faire des séries à l’infini, j’en ai fait probablement trop, c’était l’énergie de la jeunesse.

1André Raboud, sculpteur sur pierre, suisse, 1949.

Edouard Faro, sculpteur suisse, 1957.

 

 

Qu’est-ce que signifie pour vous 30 ans de peinture ?

C’est déjà une belle et longue histoire. J’ai réalisé environ 200 expositions et je ne me lasse jamais d’en imaginer une nouvelle. Mais j’aime surtout peindre car c’est du direct, c’est ici et maintenant, c’est dans l’instant. Cette immédiateté me pousse encore et toujours à continuer. Tout ce qui s’est passé en moi et autour de moi a modifié ma peinture. Des grandes toiles noires au blanches immaculées, toutes ont été réalisées dans des périodes différentes de ma vie, elles portent toutes les traces de mes vies intérieures pour toujours. Pour moi, il n’y a pas d’art sans rupture. 

 

L’intimité revient très régulièrement dans vos œuvres, pourquoi ?

La peinture est un paysage intime qui me révèle car elle va puiser au plus profond de moi. Elle offre au spectateur mes pulsions intérieures, mon affect, comme un miroir dans lequel je me reflète. La plupart du temps, je me dévoile à travers mes œuvres et cela relève d’une intimité partagée.

Qu’est-ce qui a été important dans votre évolution de peintre?

Le travail quotidien dans l’atelier a façonné ma peinture. Je ne sais pas si ma peinture se bonifie mais avec le temps elle se modifie. Une toile en cours c’est un dialogue amoureux, on se regarde, on se séduit, je la frôle et elle accompagne mon geste pour autant que je sois à l’écoute. Si ce n’est pas le cas, je n’insiste pas et je fais autre chose. 

 

Il y a des moments où vous n’arrivez pas à peindre ?

Bien sûr, et lorsque cela arrive, je me tourne vers la gravure.   

 

Elle vous apaise ?

Je vis la gravure comme une respiration, une douce parenthèse en noir et blanc. Elle m’apaise car je collabore avec le maître taille-doucier Raymond Meyer. Au final pourtant, le travail n’est pas si éloigné de la peinture car je crée l’œuvre dans l’instant. Mes plaques sont préparées par étapes, sans filet, avec l’espoir qu’en fin de journée un petit miracle se produise.   

Comment avez-vous réalisé la série Murmuration ?

J’ai travaillé avec des semences. Elles sont disposées sur un carton dur et ensuite passées sous la grande presse. Les graines pénètrent dans le carton et laissent leurs traces, réalisant ainsi une matrice. J’enduis de noir la matrice tout en essuyant le surplus d’encre. Pour finir je dispose sur la matrice un papier de Chine, j’y ajoute un papier plus épais qui fait l’effet de poussoir, et je passe le tout sous la presse. Le papier de Chine est si fin que l’encre le traverse et atteint le poussoir. Habituellement, on jette le poussoir mais lorsque je l’ai découvert avec ce délicat voile d’encre, si limpide, plus subtil encore qu’une empreinte évanescente, j’ai décidé de le garder comme œuvre principale pour la série.

 

Vous effectuez dans vos derniers travaux, Embellie, Éclaircie et Miroir marais, un retour très affirmé à la peinture…

Après quelques années où je me suis consacré à la gravure, je suis revenu à la peinture. Tout a commencé avec la série Horizons lointains qui évoquait l’idée d’un départ, d’un passage, de l’attente et de la fin. Des jours meilleurs sont arrivés avec Embellie, Éclaircie et Miroir marais, un apaisement et une certaine douceur de vivre retrouvée. J’ai imaginé des lignes d’horizon pour avoir immédiatement l’idée d’un paysage. Ici, j’ai voulu aussi conserver des espaces de la toile encore vierge de peinture d’où la lumière pouvait s’échapper. Des rouges, des jaunes, des gris et des ocres pour Embellie, des bleus Klein1pour Éclaircie. Miroir marais est un hommage à Monet2: sur l’eau de surface, comme une flaque d’or, le givre blanc du matin ou les ombres des lumières du crépuscule recouvrent l’étang.

Comment travaillez-vous les couleurs ?  

Je travaille les couleurs par aplats et non par empâtement. Ces mêmes aplats s’apposent couche après couche, de manière très fluide, presque liquide, sans spatule, parfois même sans pinceau. La peinture est versée sur la toile, à même le sol, en la bougeant la matière circule, j’élimine ensuite le trop plein. J’utilise des pigments naturels que je mélange à différents médiums qui me permettent une multitude de tonalités avec des effets mats ou brillants. Ces glacis ouvrent à une palette de variations infinie. 

 

Vous ne cédez jamais à la figuration… 

Il s’agit très souvent d’une réinterprétation de la nature, elle tend assez rarement à la figuration. Je transpose des perceptions, des réminiscences, des images que j’ai en mémoire. 

Pourquoi ce besoin de fixer votre œuvre dans un beau livre ? 

Ce besoin vient probablement de vouloir laisser une trace, une empreinte derrière moi, de mettre mon travail en mémoire, d’archiver le passé, de lui donner sens dans une suite chronologique. Je relis une partie de ma trajectoire, je ferme une histoire inscrite dans le temps. Le livre me permet aussi d’imaginer la suite de mon travail. Et pour moi, la publication est une réalisation, au même titre que la peinture. Je suis très sensible à l’objet-livre.   

 

Les mots reviennent régulièrement dans votre œuvre aussi ? 

A mes yeux, les mots ont une importance majeure. La poésie c’est la musique de chambre de la peinture. Mes amis poètes comme René Char3, Gustave Roux4, Jaccottet5, Pessoa6, Cioran7… cohabitent de manière sereine avec mon travail. J’aime les savoir à portée de main, proche de moi, ils me rassurent. Quand je ne peins pas, je les lis. Ils m’apaisent et disent si bien mon travail. 

 

Exposer est important ?

Les expositions sont un moteur essentiel, elles sont la finalité de mon travail. Elles définissent mes ambitions picturales en m’aident à me projeter dans le futur. La grandeur et la configuration de la galerie ou du musée définissent le nombre et le format des toiles à peindre. J’adore l’accrochage, c’est une mise en scène des œuvres, pour offrir la meilleure lecture possible au spectateur. Ce travail est souvent conceptualisé en amont dans mon atelier. Le soir du vernissage, j’accompagne et présente mon travail et puis on se quitte, je le laisse aux regards des autres. 

1Le peintre français Yves Klein (1928-1962) adopte le bleu outremer qu’il nommera « IKB » pour International Klein Blue.

2Claude Monet, peintre français (1840-1926).      

3René Char, écrivain et poète français (1907-1988).

4Gustave Roux, écrivain et poète suisse (1897-1976).

5Philippe Jaccottet, écrivain et poète suisse (1925-2021). 

6Fernando Pessoa, écrivain, critique et poète portugais (1888-1935). 

7Cioran Emil, philosophe, écrivain et poète roumain (1911-1995).

 

Quels sont vos liens avec votre public ?

Je pense qu’un artiste a besoin d’être aimé. Dans mon cas, cela passe en général par la reconnaissance du public. J’ai souvent été très touché par le mot d’un collectionneur qui me disait son plaisir à vivre avec l’une de mes toiles. C’est aussi un moteur pour poursuivre, ces gestes tendres aident à vivre. Sans le public, il n’y a pas la même peinture, elle est faite pour être regardée. L’œuvre achevée existe, mais sans le regard du public, elle ne vit pas.  

 

Propos recueillis par Isabelle Bagnoud Loretan