CAPTEUR DE NUIT

Le théologien Jean-Yves Leloup dit que la maturité se mesure au nombre de contradictions que l'on peut assumer. Pierre Zufferey avec cette série de tableaux distillant le thème de la nuit blanche, en témoigne de manière somptueuse.

A quarante et un ans, il cristallise toujours plus dans sa peinture, avec toujours moins. Cette série, variant les formats et les configurations - pièces uniques, diptyques, polyptiques - est d'une cohérence si forte que plus que jamais le travail sériel habituel à sa pratique prend sens. Ces tableaux inter-reliés souterrainement semblent résonner avec les théories scientifiques contemporaines qui décrivent le monde comme un rhizome de liens. Avec cette proposition, nous ne sommes plus dans une monologie, mais une dialogie, ou plutôt une pluralité minimale, nécessaire pour évoquer l'infini possible des lumières de la nuit.

Déjà dans ses travaux précédents, Pierre Zufferey avait voulu libérer le geste, casser les lignes, briser le silence, s'abandonner encore et toujours plus à l'essence même de la peinture. Aujourd'hui, avec ces coups de brosse plus marqués, plus déliés, sa pleine nature s'affine et s'affirme franchement en symbiose avec les potentialités du medium. S'il ne s'agissait jamais de représenter le réel, si depuis longtemps la peinture n'est plus catharsis aux états d'âmes de l'artiste, par le geste si proféré, ces tableaux ne « sont » plus, comme parfois ce fut le cas, entités déclinées subtilement sur le mode de l'être, présences vibrantes poussant à l'intériorité, dans l'esprit de Newman ou de Rothko. Non ces tableaux « disent » : rien du réel mais bruyamment ce qui le dépasse, ce qui est propre ontologiquement à l'insaisissable, à l'invisible, à la peinture. Ils disent simultanément la subjectivité du geste et l'intemporalité des couches de peinture finement sédimentées, révélant une maitrise parfaite de la technique, un usage sobre et épuré des pigments.

Saisir l'absolu de la lumière fut l'un des paradigmes les plus importants de la radicalité avant-gardiste lors du passage à l'abstraction. Paradoxalement peut-être, de Malevitch, à Still, jusqu'au summum des « outre-noirs » de Soulages, le noir fut considéré comme nécessaire à l'exploration même des confins de la lumière. Si le noir est investi d'une mission similaire dans la cosmogonie de cette série de peintures, il ne pourrait pourtant exercer son rôle de révélateur sans la présence du rouge, parfois violent, excessif, parfois furtif. Le rouge condense dans ces tableaux « la saveur amère ou capiteuse du vin et de la vie » (Baudelaire). La lumière, presque surnaturelle, parfois diaphane comme la lune, ou chaude comme les étoiles, ne saurait être si belle ni si intense sans cette double modulation. Et l'ocre, souvent visité sensuellement dans le passé, qui réapparaît dans les travaux les plus récents, n'est pas seulement la couleur de l'orient et de la spiritualité des icônes, mais aussi de la terre et des champs de maïs. Car Pierre Zufferey est plus près d'un animisme incarné qui tend à l'élévation que d'une spiritualité évanescente.

Oui, cette peinture si fine, toute en transparences, à contre-pied des démarches matiéristes propres à l'abstraction lyrique de ses ainés, tire sa densité de contradictions magistralement transcendées : entre la force primordiale, brutale du geste jaillissant et l'intention puissante qui le dompte et le canalise, tout en étant totale disponibilité à la peinture, entre zones d'action et plages apaisées, entre une expressivité organique face à une construction extrêmement rigoureuse, quasiment réduite aux seules verticales et horizontales. Mais aussi dans la dialectique complexe et subtile entre surfaces mates et brillantes, qui irradient, ou non, selon les points de vue ; cette question des points de vue, l'artiste l'a intégrée à sa recherche, voulant que la lumière se module différemment selon l'angle de vision. Pierre Zufferey, qui assume et revendique un héritage artistique de Caravage à Courbet jusqu'à Bram Van Welde et Soulages, est un peintre dans sa pleine maturité et surtout fondamentalement libre.

« Je connais mes limites. C'est pourquoi je vais au-delà. » (Gainsbourg)

Marie-Léa Zwahlen
Historienne d'art